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Channel: réseaux sociaux – Culture et politique arabes
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Le peuple saoudien refuse « les agendas occidentaux » !

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Mohammed Abdou, surnommé le « Paul McCartney saoudien », en concert à Riyad le 9 mars 2017 ( FAYEZ NURELDINE / AFP )

Dégagez-les tous !  Ce mot d’ordre qu’on a pu entendre en France ne peut manquer de faire penser au « Dégage ! » (Irhal) lancé par les manifestants des premiers soulèvements arabes il y a six ans de cela. Certains indices donnent à penser qu’en Arabie saoudite également le slogan pourrait devenir d’actualité…

Dans un pays qui n’y est guère habitué, les réseaux sociaux, Twitter essentiellement, ont diffusé des appels pour que les demandeurs d’emploi descendent dans la rue les 21 et 30 avril. Même si les forces de l’ordre ont été les seules à se présenter au rendez-vous, ce début de mobilisation a frappé les esprits, à commencer parmi les dirigeants du royaume. Sur la Toile, les protestataires font en effet preuve d’une virulence sans précédent. Niant farouchement être manipulés par l’Iran, ils ont eu l’audace de se plaindre de leur sort en comparaison de celui des princes de la famille royale, sans épargner le vice-prince héritier, Mohammed Bin Salman (MBS), qui se serait offert un yacht à 500 millions de dollars juste au moment où il imposait ses mesures d’austérité. Ils ont même été jusqu’à s’étonner des largesses du Royaume à l’égard des USA voire de l’Égypte (article en arabe), alors que leurs gouvernants ne sont même pas capables de leur offrir un emploi…

Un langage plein d’impudence, qui n’est sans doute pas totalement étranger au fait que les fomentateurs de troubles ont l’impression d’avoir eu gain de cause. En effet, au lendemain du premier appel, une bonne partie des mesures d’austérité, très impopulaires, décidées en septembre dernier ont été supprimées du jour au lendemain. Officiellement, c’est en raison d’une amélioration budgétaire, grâce à une légère hausse des cours du pétrole. Dans les faits, beaucoup pensent que le retour des primes accordées aux très nombreux fonctionnaires, 20 % du salaire et bien davantage dans certains cas, ainsi que le rétablissement des prêts bancaires à la consommation, sont bien liés au mouvement de mauvaise humeur exprimé dans les réseaux sociaux, et aussi aux inquiétudes du secteur commerçant constatant que ses kilomètres de galeries commerciales restaient de plus en plus vides de clients.

Les mauvais esprits se demandent également si le pouvoir n’a pas choisi de lâcher du lest en prévision d’autres mesures impopulaires à venir, en particulier dans le cadre d’une hausse des impôts à la consommation. En tout état de cause, la manne royale s’est accompagnée d’un remue-ménage particulièrement spectaculaire au sein de la haute administration. Des articles détaillent la chose (au choix, une version russe et une étasunienne). Pour résumer, on retiendra que 14 jeunes princes ont été nommés à des postes importants, la promotion la plus spectaculaire restant celle de l’un des frères de l’héritier putatif (MBS) au poste très sensible d’ambassadeur à Washington. L’heureux élu n’a que 28 ans, et une expérience de pilote de chasse… Manifestement, il s’agit d’un pas de plus de MBS, fils de l’actuel roi, vers un trône qui, en principe, devrait revenir à son oncle, Muhammed ben Nayef..

Mais les jeux ne sont pas faits et l’on ne doit pas oublier que l’Arabie saoudite a connu plus d’une succession difficile. Même si, en apparence, tout se présente sous le meilleur jour pour le jeune prince pressé d’arriver au pouvoir, celui-ci a tout de même contre lui l’interminable, meurtrière et coûteuse guerre du Yémen et, sujet très sensible auprès de l’opinion et notamment au sein des milieux influents du pays, une privatisation partielle du principal joyau de la couronne, la société Aramco, la plus importante compagnie de pétrole au monde. Des rumeurs insistantes font état d’inquiétudes réelles de la part de grosses fortunes qui commencent à explorer les possibilités d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte et le sable un peu moins brûlant (article en arabe).

Dans le cadre de ces chroniques, il convient de s’arrêter à une suite de déclarations sur le thème de la « politique du bonheur » déjà évoquée il y a de cela quelques semaines. Pour ceux qui ont manqué les épisodes précédents (ici et ), rappelons que, au sein de la stratégie qui accompagne l’irrésistible ascension de la potentielle future altesse MBS, figure un élément singulier, qui consiste à briser (en partie) les codes puritains en vigueur depuis des décennies dans le royaume. Le but est d’imposer une ouverture libérale en développant une industrie des loisirs susceptible, en principe, de créer des emplois et de préparer le pays à l’économie moins dépendante des ressources pétrolières. Avec cette « ouverture rectificatrice » (أصلاح انفتاحي), il s’agit surtout d’offrir à la très nombreuse et peu satisfaite jeunesse du pays un cadre de vie « moderne » (ou encore « occidentalisé »), davantage en lien avec ses aspirations. En d’autres termes, cela revient, pour MBS et ceux qui le conseillent, à modifier le traditionnel système d’alliance de la famille royale avec l’institution religieuse wahhabite pour créer de nouveaux équilibres, davantage en faveur de la jeune génération et par ailleurs susceptibles de plaire aux parrains nord-américains.

Au premier rang de cette nouvelle politique culturelle figure l’Autorité générale pour les loisirs (General Authority for Entertainment), un organisme créé par MBS pour insuffler une nouvelle dynamique « culturelle » (beaucoup de guillemets car il s’agit bien d’entertainment, et donc surtout d’industrie des loisirs : tarfîh d’ailleurs en arabe). Ancien ministre de la Santé, Ahmed al-Khatib (أحمد بن عقيل الخطيب ), son actuel président, a récemment accordé à l’agence Reuters un entretien qui n’est pas passé inaperçu, surtout dans le contexte actuel du pays. Assez sûr de lui, ce membre de la garde rapprochée du prince MBS a annoncé l’ouverture prochaine de cinémas dans le Royaume. Un serpent de mer dans ce pays où ils ont été supprimés il y a plusieurs décennies de cela (voir ce billet de mars 2008), et surtout un véritable symbole de l’affrontement entre les partisans de l’ouverture et ceux du maintien de la tradition.

Mais bien plus que l’argumentaire, assez bien connu, sur les mérites des activités artistico-commerciales de l’Autorité générale pour les loisirs, ce qui a suscité beaucoup de commentaires (toujours sur les réseaux sociaux) c’est surtout une manière assez grossière et suffisante – aux yeux d’une partie de la population en tout cas – de présenter les choses. Pour Ahmed al-Khatib, en effet, la bataille est en train d’être gagnée (I believe we are winning the argument) car si les Saoudiens sont parfois libéraux (comprendre, dans le langage local, très progressistes) et parfois conservateurs, ils sont selon lui surtout modérés. Avec des projets aussi ambitieux que la construction d’un gigantesque parc d’attractions, les Saoudiens vont bientôt bénéficier de loisirs « qui ressembleront à 99 % à ce que l’on peut trouver à Londres ou à New York » (ترفيه يُشبه بنسبة 99 بالمائة، ما يحدث بلندن، ونيويورك). Quant à ceux qui n’aimeraient pas cela, a-t-il conclu, ils peuvent tout simplement rester chez eux.

Sans surprise, une partie de l’institution religieuse (par ailleurs souvent proche de Nayef, l’oncle de MBS, le premier héritier putatif du trône si rien ne change…) n’a pas fait mystère de son irritation. Les critiques de l’Autorité générale pour les loisirs ont fusé, venant tantôt de figures intouchables, tel le mufti du royaume, ou de religieux moins importants que l’on a donc pu mettre au frais en prison, par exemple Abdul-Aziz al-Tarefe (عبد العزيز الطريفي) et, tout récemment, Essam al-Owayyed (عصام العويد )

Après huit décennies d’endoctrinement wahhabite, les milieux ultra-conservateurs bénéficient, à l’évidence, d’une très grande influence sur les esprits, y compris au sein de la jeunesse. Comme je le rappelais dans ce billet d’août 2014, le responsable saoudien de ce qu’on appellerait en France un « centre de déradicalisation » estimait que « 92 % des Saoudiens penseraient […] que Daesh (ISIS si l’on préfère) est conforme à l’islam » D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, les protestations contre les propos d’Ahmed al-Khatib expriment assez bien cet état d’esprit avec par exemple un mot d’ordre (sous forme de hasthtag) tel que « Le peuple refuse les agendas occidentaux ! » (الشعب يَرفض أجندات الغرب).

Plus inquiétantes pour les projets du prince MBS, les critiques, comme le montrent les protestations sur les réseaux sociaux, ne se limitent pas à ces seuls milieux. Outre les minorités chiites à l’est du royaume (en particulier les partisans de cheikh Nimr al-Nimr, exécuté, avec une petite cinquantaine d’autres condamnés, il y a un peu plus d’un an : voir ce billet), les responsables saoudiens doivent faire face, comme rappelé au début de ce billet, à une opinion publique de plus en plus ouvertement critique vis-à-vis d’un système politique construit sur le népotisme, et aujourd’hui particulièrement fragilisé par ses rivalités internes.

Rien n’est joué mais, très significativement, le président de l’Autorité générale pour les loisirs a dû revenir sur ses déclarations en expliquant qu’on l’avait mal compris. Il a commencé par dire que tous les projets, non seulement seraient bien entendu menés dans un esprit conforme à l’interprétation locale de l’islam « in a way that harmonizes with Saudi values that depend on the tolerant teachings of Islam », mais qu’il y en aurait également pour les esprits religieux à qui l’on ne demanderait donc pas de se contenter de rester chez eux !


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